Longtemps j'ai eu du mal à avoir des
discussions sereines sur Trotsky et le trotskisme. D'un côté les
militants du PCF me résumaient d'une phrase lapidaire leur inculture
politique : « les trotskistes c'est des
anti-communistes » ; de l'autre les
JC se la jouaient néo-staliniens pour cacher qu'ils n'ont pas de
muscles. Il y avait aussi les anars, mais ils défendent tellement
mal leur purisme révolutionnaire que tout en faisant semblant de les
écouter, je m'imaginais artilleur dans l'armée rouge pilonnant
Cronstadt.
Heureusement, Krivine et Bensaïd me
réconcilièrent un peu avec le trotskisme. La position pragmatique
de Krivine me convenait très bien : « je suis
trotskiste quand on attaque les trotskistes ». Bensa publia
un livre sur « Les trotskysmes », vision plus
honnête d'une terminologie que se partagent des dizaines de
chapelles incapables de s'entendre entre elles.
Je ne prête l'oreille ni aux cocos ni
aux anars, mais Henri Guillemin, je l'écoute attentivement avec mon
doudou contre la joue et en suçant mon pouce. L'historien a consacré
des conférences pour la radio autour de Lénine, Staline et Trotsky.
Grand-Père Henri n'était pas du genre à dissimuler des faits pour
mieux illustrer une hypothèse, soyons lui reconnaissant de cette
intégrité intellectuelle.
Ainsi Henri Guillemin semble bien avoir
de la sympathie pour Trotsky, ce qui ne l'empêche pas de présenter
des éléments qui écorne la légende du gentil révolutionnaire
cherchant à sauver l'honneur du communisme contre les méchants
staliniens. J'ai longtemps donné dans ce manichéisme bon enfant
puis je me suis rasé la barbe. Chacun sait qu'un temps de rasage
quotidien favorise l'introspection. Or deux trois trucs m'ont
rapidement dérangé chez les trotskos, à commencer par le culte de
la personnalité qui entoure l'ancien chef de l'armée rouge, on
en parlait déjà dans un autre billet.
Henri Guillemin présente Trotsky à
partir de textes de Lénine et de sa veuve Nadejda Kroupskaïa, de
documents de congrès et des bulletins rédigés à partir de son
exil. Trotsky est issu d'une famille bourgeoise, il rejoint
tardivement les bolchéviques, très bon orateur, très bon
théoricien, il est très populaire dans l'armée rouge qu'il a fondé
mais il n'est pas apprécié dans la classe ouvrière russe. Après
1917, il est un membre de l'aristocratie bolchévique, qui part en
cure dans un train de luxe puis en datcha pendant que les peuples de
Russie meurent de faim.
Henri Guillemin relève que c'est un
chef sévère pour qui fusiller est la réponse à beaucoup de
problèmes. Cela peut encore s'excuser en temps de guerre civile mais
l'ami Léon entendait bien appliquer ces méthodes de management à
la vie civile en « militarisant la classe ouvrière ».
Pas question pour lui de voir des syndicats indépendants. Trotsky
maître de l'URSS n'aurait peut-être pas été aussi bourrin que
Staline, on aurait peut-être évité les purges de la vieille garde
révolutionnaire, mais ça n'aurait pas été non plus la fête du
slip.
Au début des années 1920, Trotsky eut
plusieurs opportunités d'éparpiller Staline façon puzzle, il ne
les saisit pas ou fit marche-arrière à mi-chemin, petite bite. La
suite est connue : l'exclusion du parti, l'exil, la déchéance
de la nationalité russe, la IVème Internationale, le Mexique, le
piolet.
Mais l'élément majeur apporté par
Henri Guillemin dans la conférence que j'aurai le plaisir de vous
faire partager à la fin de ce billet, est d'affirmer qu'à la fin de
sa vie Trotsky se rapprochait des positions de Staline. Le pacte
germano-soviétique ? Il n'est ni absurde ni stérile, écrit-il.
La guerre d'agression contre la Finlande ? Trotsky regrette
seulement que les russes piétinent. Enfin, au printemps 1940, il se
demande : « Dans les circonstances présentes, la
classe ouvrière n'a-t-elle pas le devoir d'assister les démocraties,
même avec leurs défauts, contre le fascisme allemand ? »
et sa réponse est cinglante : « Cette idée nous
la repoussons avec indignation ». Je connaissais déjà
cette position défendue par les militants de Lutte Ouvrière dont le
fondateur Barta, voyait en 1944 la résistance comme « une
duperie de la collaboration de classe ». C'est l'un des
deux trois trucs dérangeants dont je vous parlais plus haut. Comment
s'étonner aujourd'hui de la frilosité à mener des actions unitaires
chez certains groupes issus du trotskisme ?
C'est justement parce que Trotsky se
rapprochait des positions de Staline, c'est à dire des positions de
l'État soviétique, que ce dernier le fait assassiner en conclut
Henri Guillemin. Ancien glorieux chef de l'armée rouge, Trotsky
pourrait faire figure de sauveur providentiel en cas de débâcle
militaire russe contre les nazis.
Trotsky est une icône « de
ceux et celles qui ont cherché avec passion à sauver l'honneur du
communisme révolutionnaire » comme disait Daniel Bensaïd.
Mais c'est une icône parce qu'il n'est pas resté longtemps au
pouvoir, et de toute façon je n'aime pas les icônes. Loin de moi
pourtant l'idée de rejoindre la meute grossière des
anti-trotskistes. Je cherche à appliquer un principe énoncé par
un ex à moi qui s’appelait NPA, à savoir « prendre
le meilleur du mouvement ouvrier ». Le meilleur du
trotskisme c'est sans doute son analyse des dérives bureaucratiques,
sa résistance à l'usure du temps et – meilleur et pire à la fois
– son acceptation romantique d'éternel vaincu.