France, autour des années 2030
Nous avions été balayés en une
semaine. Des fourmis s'aventurant sur une table de camping par excès
de confiance, balayées d'un revers de main par un convive distrait,
voilà ce que nous avions été.
Telles étaient mes pensées tandis que
la voiture de police quittait la ville pour m'emmener officiellement
au CAP numéro 12, les Centres d'Accueil et de Protection, novlangue
pour ne pas parler de camps de prisonniers politiques. Les jeunes
fonctionnaires du ministère de l'intérieur qui m'escortaient
semblaient pressés de finir leur service et la voiture roulait à
toute vitesse sur les routes d'une campagne déserte. L'idée me
vient un instant que ce CAP n'existait pas et que j'allais bientôt
finir dans une fosse, une balle dans la nuque. Curieusement cela ne
me procura aucune émotion et mes pensées revinrent sur ces six
derniers mois.
Le coup d’État constitutionnel nous
avait pris de court. Nous savions que quelque chose allait se
produire mais nous étions persuadés de disposer encore de deux ou
trois ans. Le vieux président Manuel Juppé avait annoncé la
dissolution du gouvernement alors que nous étions en plein congrès.
Face aux contestations en tout genre, il avait franchi le rubicond et
appelé comme première ministre la présidente du NPO, le Nouveau
Parti de l'Ordre. Celle qu'on appelait « la Maréchal »
était jusqu'alors cantonnée au Ministère de la Culture, poste
inoffensif nous avait-on assuré...pourtant elle en avait fait du
dégât ! Elle était aidé en cela par les conseils de sa
tante. Officiellement retirée de la vie politique dans sa résidence
de St Cloud, « la Matriarche » gardait une influence bien
au-delà de son parti.
Nous avions aussitôt suspendu nos
travaux. Quel dommage ! Notre motion était en passe d'avoir la
majorité au sein de notre rassemblement, le Deuxième Front
Populaire. L'unité de la gauche n'aurait été alors qu'une question
de semaines et les choses se seraient passées autrement, qui sait ?
Nous étions pris de court, mais pas
totalement désarmés, du moins c'est ce que nous pensions.
Conformément aux simulations établies par les coordinations
antifascistes, les centrales syndicales appelèrent à la grève et
les organisations politiques lancèrent des appels aux
rassemblements. La réponse du gouvernement et des milices du NPO fut
violente mais là encore nous pensions être prêt à encaisser le
choc. Cela faisait des années que nous avions constitué nos propres
groupes d'autodéfenses, malheureusement ceux-ci étaient depuis longtemps infiltrés par des groupes d'extrême-droite et autres soraliens. Dès le premier jour de confrontation, ceux-ci se
retournèrent contre nous. Le reste de la semaine ne fut qu'une
grande partie de course-poursuite contre les opposants au nouveau
pouvoir.
Tandis que les paysages de
basse-montagne défilaient sous mes yeux, il me revint le souvenir
d'une scène d'un vieux film du début des années 2000. Ce film
s'appelait Agora et
l'histoire se passait à Alexandrie au moment où l'empire romain
allait se convertir au christianisme. Au début du film, les
aristocrates de la ville sont encore polythéistes. Ce sont des
philosophes et des libres penseurs et ils méprisent les éléments
de la plèbe qui se convertissent à cette nouvelle religion qu'ils
jugent absurde et malsaine. Après une ultime provocation des
fanatiques chrétiens, les aristocrates décident d'en finir. Ils
s'arment et arment leurs domestiques pour corriger les perturbateurs,
persuadés que quelques coups de glaive réussiront là où les
discours rationnels ont échoué. Une fois l'effet de surprise passé,
les chrétiens se ressaisissent et les patriciens se retrouvent
tétanisés par l'ampleur jusqu'alors inconnue prise par la religion
chrétienne. Ce sont des milliers de convertis qui surgissent de la
ville pour prêter main forte à leurs frères et les païens sont
obligés de s'enfuir dans la panique.
C'est ce qui nous
était arrivé. Aveuglés par la logique implacable de nos discours
et la pureté de nos intentions émancipatrices, nous n'avions pas vu
la transformation de la société. Le retour à la réalité fut on
ne peut plus douloureux. Sans le moindre frémissement de la
population, la Maréchal décréta l'état d'urgence et déclara
hors-la-loi tous les opposants, accusés de « sabotage
politique et économique ». Elle enclencha un processus
constituant et proclama la 6ème République...mais ce n'était pas
celle que l'on attendait, évidement.
Maigre consolation,
ces événements contredirent les déclinistes de tout poil, nous
avions désormais le régime le plus autoritaire d'Europe.
90% des cadres
politiques et syndicaux furent arrêtés dès la première semaine.
Cette efficacité était la preuve que le projet était organisé depuis longtemps au sein du ministère de l'intérieur. Pour ma part,
je réussis à rester en cavale pendant six mois, ce qui constituait
un record d'après les policiers qui m'avaient interrogé. J'avais
d'abord tenté de passer à l'étranger mais devant l'impossibilité
de traverser les frontières je m'étais caché dans une maison de
famille. J'avais passé six mois sans sortir, à relire des livres et
manger des boites de conserves. Sans parler à personne, la
dépression et la schizophrénie me gagnaient. J'avais craqué il y a
trois jours.
Je m'étais
fabriqué un drapeau rouge et j'étais sorti dans les rues attendant
que la police m'arrête. C'était un baroud d'honneur puéril, je
n'avait pas défilé avec un drapeau rouge depuis mes années de fac.
Paradoxalement, c'est la police qui me sauva la vie, car je manquais
de me faire lyncher par les honnêtes citoyens soucieux de montrer du
zèle devant les nouveaux maîtres du pays.
La voiture s'arrêta
devant le portail d'une immense zone grillagée. Le CAP n'était pas
une légende. L'endroit me disait même quelque chose sans que je
puisse l'identifier. Je fus conduit dans les bureaux de
l'administration. On m'inscrivit dans le registre du centre. On me
donna des draps, des couvertures et des affaires de toilette puis on
m'indiqua les coordonnées du baraquement qui serait désormais le
mien. A ma grande surprise, aucun gardien ne m'accompagna. Je fus
laissé seul à l'entrée du camp, libre à moi de trouver le chemin
jusqu'à mon toit.
Le
camp semblait immense. Tout en le traversant, une boule se nouait
dans ma gorge. Je pensais au dernier livre que j'avais lu durant ma
planque. Il s'agissait de Treblinka
de Jean-François Steiner. Ce livre retrace les actes de résistance
des détenus du camp de concentration de Treblinka qui conduisit à
son soulèvement le 2 août 1943. Je m'étais arrêté au chapitre
évoquant le premier acte élémentaire de résistance, celui de
secourir les détenus désespérés tentant de se pendre.
A ce stade de mes
pensées, je me demandais s'il existait dans ce ''centre'' des
détenus encore assez combatifs pour me retenir lorsque je monterai
dans quelques instants sur un tabouret avec une corde autour du cou.
Soudain, quelqu'un
me tapa sur l'épaule.
À suivre...
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