Je me retournais et le visage que je
reconnu me tira de mes pensées mortifères :
- Nom de dieu de nom de dieu,
Léandre ? Si on m'avait dit un jour que je serai content de
voir ta gueule de sale gauchiste !
- Et moi donc vieille crapule
droitière !
Nous nous étreignîmes. Léandre
reprit :
- On commençait à désespérer de
ton cas. On se disait que tu avait été tué au fond d'un
commissariat.
- Qui ça ''on'' ?
- Ma foi, tous les copains... tous
les camarades de l'orga de la région sont ici.
- Sans blague ? Mais on est où
exactement ? L'endroit me dit quelque chose.
- Évidement, rappelle-toi, ici
avant c'était une ZAD. Les autorités se sont contentées de faire
quelques aménagements et de poser une clôture tout autour.
- Et on est combien en tout ici ?
- Pour ça tu risques plus de te
sentir seul. C'est une vraie petite ville, on est plus de six
mille à être « en retenue administrative »... y a
pas mal de fans de ton blog parmi eux. Viens je vais te faire
visiter.
Nous traversâmes le camp. Léandre
m'expliquait les différentes zones :
- A l'arrivée on reçoit une
affectation aléatoire dans un baraquement mais on s'en fout. Tout
le monde s'est regroupé par affinité politique. Ici ce sont les
syndicalistes, là-bas ce sont les militants de l'ancien PS...on
l'appelle le quartier des cocus. Nous, on est installés derrière
la clinique...
- Il y a une clinique ici ?
- Bien sûr, on y trouve Filoche et
Krivine qui refont le monde, mais c'est surtout la zone officieuse
des militants PCF....
- Ils sont vraiment increvables
tous ceux-là ! Et le grand bâtiment là-bas c'est quoi ?
- C'est la médiathèque.
- Tu déconnes ?
- Non, on a un cinéma, un
amphithéâtre, une salle de concert et une bibliothèque...
- Et qu'est-ce qu'on y trouve comme
bouquins ? La propagande du NPO ou les chercheurs de
« gauche » autorisés par le pouvoir : Bricmont,
Collon, Chouard ?
- Pas du tout. On a récupéré
tous les bouquins subversifs retirés des bibliothèques publiques
et parfois même on a récupéré leurs auteurs... tu pourras avoir
des dédicaces. Ce soir y a une conférence par l'ancien directeur
du Diplo : « 20 ans de pouvoir du Tea Party aux
États-Unis, bilan et perspective ».
J'allais de surprise en surprise. Un
sentiment d'euphorie difficilement contrôlable me gagnait en même
temps qu'une forte culpabilité. Je n'aurai pas dû être heureux de
toutes ces nouvelles informations, nous étions des vaincus, nous
étions enfermés et il n'y avait aucun espoir à court ou moyen
terme pour que la situation du pays évolue en notre faveur. Une
affiche punaisée non loin de moi attira mon attention. Léandre, qui
avait suivi mon regard, me demanda :
- Tu te souviens de Gros Bébert ?
- Le chanteur des Ramoneurs de
Cornemuses? Il est là lui aussi ?
- Mieux que ça ! Il a
retrouvé le batteur et le bassiste des Flash. Ils
ont formé un nouveau groupe de rock. Ils jouent samedi prochain.
Je ne pus alors
m'empêcher de lever les bras au ciel :
- Putain !
Les Ramoneurs et Les
Flash ensemble ! La
combinaison d'enfer ! C'est énorme !
- Tu vois, on a
pas tout perdu. C'est plutôt tranquille ici. Les gardiens ne
rentrent jamais dans le camp. On s'organise comme on veut. Le seul
deal c'est de ne pas tenter de sortir ni de communiquer avec
l'extérieur... mais on a un intranet.
- C'est sûr
c'est pas Treblinka ! De toute façon on en a pour dix ans à
s'engueuler entre nous à propos des raisons de notre défaite.
- On
t'a pas attendu pour commencer... allez viens, j'te paie un verre
au Communard, c'est
mon bar préféré.
- Parce que
vous avez aussi des bars ici ?
- Plein !
Faut que je te parle d'un projet que j'ai. Je pensais faire un
fanzine marrant qu'on pourrait appeler genre Le gauchiste
enchaîné. Ça te dirait d'en
être ?
Tandis
que nous nous installions en terrasse du Communard sous
le soleil brûlant du mois de novembre, je compris l'intelligence du
nouveau pouvoir qui nous laissait à disposition notre microcosme
militant. Que pouvions-nous espérer de mieux à l'extérieur ?
Qu'aurions-nous pu attendre d'une société qui ne nous comprenait
plus ? Les Centres d'Accueil et de Protection étaient des zoos
pour les derniers militants de gauche du pays. Cette analyse aurait
dû me révolter mais tandis que Léandre m'offrait ses feuilles et
son tabac en attendant les bières, je me sentais envahi par une
paresse intellectuelle pas désagréable. Je luttais quelques
instants en essayant de me rappeler mes années de luttes mais
Léandre m'interrompit :
- alors ?
On est pas bien là ?
- Carrément,
répondis-je.
2 commentaires:
Héhé
Donc, on ne dit plus Soviet mais ZAD...
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