Ma gloutonnerie cinéphile m'avait
depuis longtemps donné l'idée de cet article. La loi étant votée,
je me suis donné le décret
d'application le week-end dernier, après une fête de l'Huma locale.
L'ambiance était cool. On pouvait y boire et manger copieusement.
Les groupes de musique assuraient. Il y avait une librairie bien
fournie et la ravissante Myriam Martin eut la bonté de nous irradier
de sa présence (un-regard-de-toi-et-je-serai-ton-gilet-pare-balle,
oh-Khaleesi-du-mouvement-ouvrier-international).
Puis vint le débat politique. Comme
cela arrive souvent, une proportion importante des interventions du
public s'est résumée en une lamentation vis à vis de notre
situation politique : nous avons raison
dans nos combats, donc si nous sommes aussi peu nombreux c'est la
faute aux ''autres''. Ceux qui n'adhèrent pas, ceux qui ne votent
pas, ceux qui préfèrent la sécurité de l'emploi à la révolte
sociale. Je ne blâme pas trop fort mes camarades car - c'est un
réflexe naturel- on se retrouve entre soi, on cherche à se
réconforter, quitte à faire de ceux pour qui nous sommes censés
nous battre, les responsables de nos défaites. Le peuple est ingrat
et les débats entre militants font souvent transparaître cette
sourde rancune.
Car ce n'est pas si évident d'aimer le
peuple, même quand on en est soi-même
issu. Rendez-vous compte : ce sont quand même des gens bêtes,
ils écoutent de la soupe, ils regardent le foot, ils font du
tunning, ils votent Front National ou ne votent
pas, ils vont faire leurs courses dans les supermarchés, ils
regardent TF1, ils polluent etc... ça c'est pour la version beauf du
peuple. Il y a aussi la version
intello-snob du peuple, ceux qu'on appelle les bobos. Ils valent pas
mieux : ils lisent des livres chiants, ils regardent des films
en VO sous-titrés, ils font des potagers dans les villes, ils
réaménagent leurs quartiers et ça fait monter le prix des loyers,
ils regardent Canal +, ils donnent des leçons à tout
le monde, etc...
Que vous vous reconnaissiez dans l'un
ou l'autre de ces portraits, rassurez-vous, pour Bolloré, Bernard
Arnaud ou Bettencourt, vous êtes de la racaille de toute façon...
Sentiment de mépris de classe bien normal de la part de nos élites,
mais comment expliquer que les milieux populaires intègrent ce même
mépris ?
Ce n'est pas nouveau mais ça n'a pas
toujours été le cas. Regardez cette bande-annonce d'un film de 1956
« Des gens sans importance ».
Vous aurez reconnu Jean Gabin qui joue
ici le rôle d'un routier, marié, père de trois enfants, qui tombe
amoureux d'une jeune femme seule, employée dans un hôtel-restaurant
en bord de route. C'est une histoire classique de triangle amoureux
où le héros est partagé entre amour et culpabilité. Il va devoir
faire un choix, à moins que ce soit le sort qui décide à sa place.
On a les mêmes films aujourd'hui, mais
le héros n'est plus un routier . De nos
jours, ce serait plutôt … un cadre commercial qui serait
toujours en déplacement professionnel entre Shanghai et New York et
qui tomberait amoureux d'une belle hôtesse de l'air. Mais ce serait
pas le vrai métier de cette gourdasse, car son rêve de petite fille
ce serait de créer sa propre entreprise de mode... *
Qu'est-ce qui nous a fait passer d'un
cadre à l'autre ?
Voici maintenant la bande-annonce d'un
autre film, datant cette fois-ci de 1973.
Il s'agit de Dupont-Lajoie avec
Jean Carmet dans le rôle titre. On nous montre encore des gens issus
du peuple, des petits commerçants, des ouvriers et il y a aussi une
histoire d'amour mais la comparaison s'arrête là. Voyez plutôt :
comme chaque année depuis vingt ans, M. Lajoie, bistrotier parisien,
emmène sa petite famille en vacance sur la côte d'Azur. Il y
retrouve son groupe d'amis, clients fidèles du même camping, coincé
entre la plage et l'autoroute. Or, la fille d'un de ces amis vient
d'avoir 18 ans et elle est très belle. M. Lajoie est tout chamboulé
mais plutôt que de tomber dans le triangle amoureux partagé entre
amour et culpabilité machin tout ça... il va violer la jeune fille
et lui briser la nuque. Pour maquiller son crime, il va ensuite
déposer le corps près d'une cabane de chantier occupée par des
ouvriers algériens. Les amis de M. Lajoie vont tomber avec plaisir
dans le panneau et vont faire justice eux-même. Ils vont ratonner
les ouvriers arabes jusqu'à en tuer un. Et ceci n'est pas la fin du
film, on va tomber encore plus bas dans la lâcheté et l'abjection.
Autant on peut
s'identifier au personnage de Jean Gabin, le brave homme, bourru mais
au bon cœur, autant c'est très compliqué de s'identifier aux
personnages de Dupont-Lajoie.
D'autant plus qu'ils sont très laids, avec des casquettes en
plastiques, des chemisettes à carreaux et des shorts moule-bite. Les
deux films nous montrent pourtant les mêmes classes sociales mais
sous deux facettes différentes. Le héros de la classe
ouvrière d'un côté, et de l'autre des lâches, alcooliques,
racistes, violeurs limite pédophiles.
Ce qui sépare
ces deux films, c'est l'époque. Le premier date
de 1956, le parti communiste est le premier parti ouvrier de France,
le premier parti de gauche et même le premier parti tout court. Les
soviétiques ne sont pas encore intervenus à Budapest. Tous les
intellectuels de premier ordre soutiennent le parti de la
classe ouvrière. Le PCF n'a pas besoin de contrôler la production
cinématographique. Quand
celui-ci a 800 000 adhérents et la CGT 4 millions, si les
réalisateurs veulent avoir du public, on fait attention à ce qu'on
dit sur le peuple.
Le deuxième film, lui, est sorti 5 ans
après mai 68. Les étudiants et les ouvriers n'ont pas réussi à
unir leurs forces pendant cette grève.
Les soviétiques ont envoyé leurs chars à Prague, et les
intellectuels français qui n'ont pas quitté le parti communiste, se
sont fait foutre dehors par les staliniens. « Intello »
est en train de devenir une insulte. Les intellectuels ne sont pas
encore tous à droite comme aujourd'hui, mais il y a des trotskystes,
des mao, des libertaires. Et la réponse à l'invective d'intello
devient le « beauf » inventé par Cabu et le journal Hara
Kiri. Dupont-Lajoie est un film symptôme de cette nouvelle
division au sein du peuple.
Comme par
un effet de balancier, la figure du patron va progressivement suivre
le chemin inverse au cinéma, passant du salaud au héros capitaine
d'industrie**. Ces héros au brushing impeccable qu'une tête pleine
d'eau comme Macron vénère. « Les milliardaires ils ont
pris des risques, et puis il faut du courage pour diriger une grosse
entreprise, les gros salaires traduisent le mérite... »
Pourtant un pompier, une infirmière,
un cheminot, ou même un prof, prennent
des risques, ils ne sont pas milliardaires pour autant. Et l'ouvrier
qui a refusé de serrer la main de Hollande, il en fallait pas du
courage peut-être ? Et les millions de personnes qui se lèvent
tous les jours pour aller faire des boulots pénibles
et mal payés, les mères célibataires smicardes qui élèvent
seules leurs enfants... Ils en ont pas du mérite, tous ces braves
gens ? Alors tant pis s'ils regardent TF1, s'ils vont au
supermarché plutôt qu'à la biocoop, s'ils roulent en
diesel...aimons-les malgré leurs défauts.
Nous devons faire acte de propagande.
Nous devons reprendre confiance en nous et arrêter de nous mépriser
les uns les autres. C'est le procédé qu'ont utilisé les noirs
américains. Dans la culture populaire, le noir était soit un
gangster drogué et violent, soit un grand enfant naïf et indolent.
Avant de faire front commun contre les injustices sociales, il était
important qu'ils reprennent confiance en eux. Les mouvements
politiques afro-américains popularisèrent donc le slogan « black
is beautiful », le noir c'est beau.
Dévaloriser le prolo ne qui vit pas
comme nous, c'est nous dévaloriser nous-même. Nous devons choisir
notre récit. A nous de choisir l'image que l'on veut donner :
Jean Gabin ou Jean Carmet.
A quoi bon militer pour un monde
meilleur si l'on aime pas un tant soit peu l'humanité ?
Réunissons les beaufs et les bobos et on pourra commencer à
vraiment faire peur aux patrons et aux banquiers. Le peuple est beau,
le peuple est courageux, le peuple est sexy.
* Le prolo apparaît encore au
cinéma aujourd'hui, mais on se sent obligé d'y accoler l'adjectif
social : comédie sociale, cinéma social... C'est un héros
misérable (voir les réalisations de Ken Loach, des Dardennes, Bruno
Dumont...)soit grotesque (Camping, Les Tuches, Bienvenue chez les
Ch'tis...)
* *On passe ainsi du salaud de
Batala dans Le crime de monsieur Lange en 1935, des patrons
tyranniques et ridicules joués par De Funes dans les années 70 à
des hommes riches qui manquent juste d'un peu d'amour dans les
comédies françaises contemporaines, Une
famille à louer en est un des derniers avatars.
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