Le public entre
tranquillement dans la salle. Au fond de celle-ci, un drapeau
tricolore et un drapeau de l'Union soviétique dominent une estrade.
Trois hommes y sont installés. Les deux premiers sont de jeunes
quadragénaires observés avec déférences par les militants
présents.
L'un se prénomme
Antoine, sous-officier durant la Bataille de France, il n'a pas
attendu les ordres du Parti pour entrer en résistance, il finira
chef de maquis à la fin de la guerre. Bien qu'indocile, le Parti a
encore besoin d'afficher des patriotes tels que lui. Aussi est-il
surveillé par son voisin, Jacques, ancien commissaire politique en
Espagne, fidèle collaborateur d'André Marty, avant de se retourner
contre lui l'année précédente. Résistant, ses activités restent
pourtant inconnues avant 1944. Ce sont deux héros du Parti, deux
tueurs de fascistes.
Le troisième personnage tranche avec ses
voisins de tribune. C'est un jeune homme d'à peine vingt ans qui
tente de se donner une contenance en tordant la bouche et fronçant
les sourcils pour imiter Jean Gabin. Il tire nerveusement sur une
cigarette qui le fait tousser, probablement une de ses premières. Ce
récent adhérent de l'Union de la jeunesse républicaine de
France, l'UJRF, prénommé Patrick, a été repéré par Jacques.
C'est un jeune ouvrier curieux suivant des cours du soir qui pourrait
être formé et constituer, avec d'autres, une nouvelle génération
de cadres intermédiaires du Parti. Ce qui permettrait de se séparer
des derniers emmerdeurs comme Antoine.
Le meeting
commence par une courte introduction d'Antoine, puis comme le rituel
le veut dans ce genre de manifestation à cette époque, on fait
monter sur l'estrade quelques enfants de fusillés que le public
applaudit chaleureusement. Jacques lit ensuite le compte-rendu du
Comité Central. Pendant ce temps Antoine salut deux retardataires,
des anciens de son réseau, Albert et Michel, ouvriers boulangers et
colleurs d'affiches pour le Parti. Les deux lui sourient et lèvent
des poings lourds comme des boules de pétanques.
« Maintenant,
laissez-moi vous présenter un jeune camarade de l'UJRF, conclut
Jacques, il va nous faire un compte-rendu de la campagne de soutien
aux peuples d'Indochine en lutte contre les capitalistes français. »
Patrick prend ses
notes et commence son discours par un classique « salut
fraternel de la jeunesse ouvrière de France aux travailleurs
socialistes du monde entier et au Génial Continuateur de Marx Engels
et Lénine,celui que nous aimons tous... » le public applaudit
de façon automatique. Les deux cadres du Parti écoutent
distraitement l'exposé, chacun perdu dans ses préoccupations du
moment. Patrick s'égare dans des énumérations géographiques et
historiques sans grand intérêt.
« - Si vous
le permettez, je vais aborder ce conflit de manière peu
conventionnelle, s'interrompt Patrick...
Les deux cadres
haussent un demi-sourcil, c'est une formule convenue mais voyons
quand même ce qu'il va raconter...
« … ce
que je vais vous dire là, vous le trouverez pas dans la presse
bourgeoise.. » les deux cadres se détendent, mais pour
quelques secondes seulement, « les combattants du Viêt-Minh ne
sont pas des libérateurs, encore moins des communistes. Ce sont des
troupes de pillards composées d'anciens collabo des japonnais ou des
membres des triades chinoises. Le peuple indochinois soutient son
empereur Bao Daï et veut majoritairement rester dans une alliance
française. Je tiens ces informations de sources sûres, ce sont des
enquêtes minutieuses d'experts de l'extrême-orient rapportées par
le journal Rivarol... »
Antoine et
Jacques soupirent mais pour des raisons différentes. Jacques imagine
d'avance les savons qu'il va devoir passer aux militants de l'UJRF
pour cacher sa propre responsabilité dans le choix de ce guignol.
Antoine désespère en constant que l'assistance ne bronche pas.
Malgré quelques regards perplexes, tous restent disciplinés et
attendent une réaction des chefs à la tribune.
Jacques finit par
taper du point sur la table : « ça suffit petit con ! !
Comment oses-tu venir ici faire de la provocation en citant un
torchon d'anciens collabo ?!
A ce signal le
public siffle et crie enfin contre le jeune homme.
Patrick ne se
démonte pas : « C'est pas parce que Tixier-Vignancour dit
qu'il pleut qu'il ne pleut pas !».
« Fout-le
camp de cette estrade, tu insultes tous nos camarades fusillés ! »
reprend Jacques, hors de lui, « quant aux branleurs de l'UJRF
qui ne sont pas capables de discerner un agent provocateur, je vous
garanti qu'ils vont m'entendre !».
Devant
l'hostilité croissante, Patrick s'est décidé à quitter la tribune
et sort de la salle par une porte latérale. Tandis que Jacques
ramène le calme dans l'assistance, Antoine fait signe à ses deux
compagnons, Albert et Michel : le gosse ne va pas s'en sortir à
si bon compte. Les deux armoires à glace ont compris le message et
sortent à leur tour, des manches de pioches dissimulés sous leurs
manteaux...
à
suivre...
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