jeudi 22 octobre 2015

Pourquoi les routiers n'ont plus d'histoires d'amour ?


Ma gloutonnerie cinéphile m'avait depuis longtemps donné l'idée de cet article. La loi étant votée, je me suis donné le décret d'application le week-end dernier, après une fête de l'Huma locale. L'ambiance était cool. On pouvait y boire et manger copieusement. Les groupes de musique assuraient. Il y avait une librairie bien fournie et la ravissante Myriam Martin eut la bonté de nous irradier de sa présence (un-regard-de-toi-et-je-serai-ton-gilet-pare-balle, oh-Khaleesi-du-mouvement-ouvrier-international).

Puis vint le débat politique. Comme cela arrive souvent, une proportion importante des interventions du public s'est résumée en une lamentation vis à vis de notre situation politique : nous avons raison dans nos combats, donc si nous sommes aussi peu nombreux c'est la faute aux ''autres''. Ceux qui n'adhèrent pas, ceux qui ne votent pas, ceux qui préfèrent la sécurité de l'emploi à la révolte sociale. Je ne blâme pas trop fort mes camarades car - c'est un réflexe naturel- on se retrouve entre soi, on cherche à se réconforter, quitte à faire de ceux pour qui nous sommes censés nous battre, les responsables de nos défaites. Le peuple est ingrat et les débats entre militants font souvent transparaître cette sourde rancune.

Car ce n'est pas si évident d'aimer le peuple, même quand on en est soi-même issu. Rendez-vous compte : ce sont quand même des gens bêtes, ils écoutent de la soupe, ils regardent le foot, ils font du tunning, ils votent Front National ou ne votent pas, ils vont faire leurs courses dans les supermarchés, ils regardent TF1, ils polluent etc... ça c'est pour la version beauf du peuple. Il y a aussi la version intello-snob du peuple, ceux qu'on appelle les bobos. Ils valent pas mieux : ils lisent des livres chiants, ils regardent des films en VO sous-titrés, ils font des potagers dans les villes, ils réaménagent leurs quartiers et ça fait monter le prix des loyers, ils regardent Canal +, ils donnent des leçons à tout le monde, etc...

Que vous vous reconnaissiez dans l'un ou l'autre de ces portraits, rassurez-vous, pour Bolloré, Bernard Arnaud ou Bettencourt, vous êtes de la racaille de toute façon... Sentiment de mépris de classe bien normal de la part de nos élites, mais comment expliquer que les milieux populaires intègrent ce même mépris  ?

Ce n'est pas nouveau mais ça n'a pas toujours été le cas. Regardez cette bande-annonce d'un film de 1956 « Des gens sans importance ».



Vous aurez reconnu Jean Gabin qui joue ici le rôle d'un routier, marié, père de trois enfants, qui tombe amoureux d'une jeune femme seule, employée dans un hôtel-restaurant en bord de route. C'est une histoire classique de triangle amoureux où le héros est partagé entre amour et culpabilité. Il va devoir faire un choix, à moins que ce soit le sort qui décide à sa place. On a les mêmes films aujourd'hui, mais le héros n'est plus un routier . De nos jours, ce serait plutôt … un cadre commercial qui serait toujours en déplacement professionnel entre Shanghai et New York et qui tomberait amoureux d'une belle hôtesse de l'air. Mais ce serait pas le vrai métier de cette gourdasse, car son rêve de petite fille ce serait de créer sa propre entreprise de mode... *

Qu'est-ce qui nous a fait passer d'un cadre à l'autre ?

Voici maintenant la bande-annonce d'un autre film, datant cette fois-ci de 1973.



Il s'agit de Dupont-Lajoie avec Jean Carmet dans le rôle titre. On nous montre encore des gens issus du peuple, des petits commerçants, des ouvriers et il y a aussi une histoire d'amour mais la comparaison s'arrête là. Voyez plutôt : comme chaque année depuis vingt ans, M. Lajoie, bistrotier parisien, emmène sa petite famille en vacance sur la côte d'Azur. Il y retrouve son groupe d'amis, clients fidèles du même camping, coincé entre la plage et l'autoroute. Or, la fille d'un de ces amis vient d'avoir 18 ans et elle est très belle. M. Lajoie est tout chamboulé mais plutôt que de tomber dans le triangle amoureux partagé entre amour et culpabilité machin tout ça... il va violer la jeune fille et lui briser la nuque. Pour maquiller son crime, il va ensuite déposer le corps près d'une cabane de chantier occupée par des ouvriers algériens. Les amis de M. Lajoie vont tomber avec plaisir dans le panneau et vont faire justice eux-même. Ils vont ratonner les ouvriers arabes jusqu'à en tuer un. Et ceci n'est pas la fin du film, on va tomber encore plus bas dans la lâcheté et l'abjection.

Autant on peut s'identifier au personnage de Jean Gabin, le brave homme, bourru mais au bon cœur, autant c'est très compliqué de s'identifier aux personnages de Dupont-Lajoie. D'autant plus qu'ils sont très laids, avec des casquettes en plastiques, des chemisettes à carreaux et des shorts moule-bite. Les deux films nous montrent pourtant les mêmes classes sociales mais sous deux facettes différentes. Le héros de la classe ouvrière d'un côté, et de l'autre des lâches, alcooliques, racistes, violeurs limite pédophiles.

Ce qui sépare ces deux films, c'est l'époque. Le premier date de 1956, le parti communiste est le premier parti ouvrier de France, le premier parti de gauche et même le premier parti tout court. Les soviétiques ne sont pas encore intervenus à Budapest. Tous les intellectuels de premier ordre soutiennent le parti de la classe ouvrière. Le PCF n'a pas besoin de contrôler la production cinématographique. Quand celui-ci a 800 000 adhérents et la CGT 4 millions, si les réalisateurs veulent avoir du public, on fait attention à ce qu'on dit sur le peuple.

Le deuxième film, lui, est sorti 5 ans après mai 68. Les étudiants et les ouvriers n'ont pas réussi à unir leurs forces pendant cette grève. Les soviétiques ont envoyé leurs chars à Prague, et les intellectuels français qui n'ont pas quitté le parti communiste, se sont fait foutre dehors par les staliniens. « Intello » est en train de devenir une insulte. Les intellectuels ne sont pas encore tous à droite comme aujourd'hui, mais il y a des trotskystes, des mao, des libertaires. Et la réponse à l'invective d'intello devient le « beauf » inventé par Cabu et le journal Hara Kiri. Dupont-Lajoie est un film symptôme de cette nouvelle division au sein du peuple.

Comme par un effet de balancier, la figure du patron va progressivement suivre le chemin inverse au cinéma, passant du salaud au héros capitaine d'industrie**. Ces héros au brushing impeccable qu'une tête pleine d'eau comme Macron vénère. « Les milliardaires ils ont pris des risques, et puis il faut du courage pour diriger une grosse entreprise, les gros salaires traduisent le mérite... »

Pourtant un pompier, une infirmière, un cheminot, ou même un prof, prennent des risques, ils ne sont pas milliardaires pour autant. Et l'ouvrier qui a refusé de serrer la main de Hollande, il en fallait pas du courage peut-être ? Et les millions de personnes qui se lèvent tous les jours pour aller faire des boulots pénibles et mal payés, les mères célibataires smicardes qui élèvent seules leurs enfants... Ils en ont pas du mérite, tous ces braves gens ? Alors tant pis s'ils regardent TF1, s'ils vont au supermarché plutôt qu'à la biocoop, s'ils roulent en diesel...aimons-les malgré leurs défauts.

Nous devons faire acte de propagande. Nous devons reprendre confiance en nous et arrêter de nous mépriser les uns les autres. C'est le procédé qu'ont utilisé les noirs américains. Dans la culture populaire, le noir était soit un gangster drogué et violent, soit un grand enfant naïf et indolent. Avant de faire front commun contre les injustices sociales, il était important qu'ils reprennent confiance en eux. Les mouvements politiques afro-américains popularisèrent donc le slogan « black is beautiful », le noir c'est beau.

Dévaloriser le prolo ne qui vit pas comme nous, c'est nous dévaloriser nous-même. Nous devons choisir notre récit. A nous de choisir l'image que l'on veut donner : Jean Gabin ou Jean Carmet.

A quoi bon militer pour un monde meilleur si l'on aime pas un tant soit peu l'humanité ? Réunissons les beaufs et les bobos et on pourra commencer à vraiment faire peur aux patrons et aux banquiers. Le peuple est beau, le peuple est courageux, le peuple est sexy.



* Le prolo apparaît encore au cinéma aujourd'hui, mais on se sent obligé d'y accoler l'adjectif social : comédie sociale, cinéma social... C'est un héros misérable (voir les réalisations de Ken Loach, des Dardennes, Bruno Dumont...)soit grotesque (Camping, Les Tuches, Bienvenue chez les Ch'tis...)

* *On passe ainsi du salaud de Batala dans Le crime de monsieur Lange en 1935, des patrons tyranniques et ridicules joués par De Funes dans les années 70 à des hommes riches qui manquent juste d'un peu d'amour dans les comédies françaises contemporaines, Une famille à louer en est un des derniers avatars.