mercredi 8 août 2018

Le minoritaire optimiste

On a rencontré Gérard Filoche en juin à l'occasion d'une projection commentée du film Le Jeune Marx (on recommande). Un bonhomme qui s'est fait traiter de droitier pendant vingt ans à Ligue Communiste Révolutionnaire puis de gauchiste pendant vingt autres années au Parti Socialiste nous paraît d'entrée fort sympathique.

Il nous a filé un de ses bouquins, son autobiographie Le social au cœur- mai 68 vivant. Gérard nous y raconte sa vie militante depuis son adhésion au PCF en 1963, son exclusion, sa participation à la fondation de la Ligue Communiste, ses années à LCR jusqu'à son adhésion au Parti Socialiste en 1994.

Pour qui connaît le personnage, on apprécie sa gouaille, son optimisme militant inébranlable et son expérience approfondie du droit du travail. Mais ces atouts sont entachés par cette adhésion trop longue au PS qui malheureusement bloque de nombreux militants de gauche. Lors de la soirée mentionnée plus haut, des militants insoumis et PCF ont boycotté l’événement parce que « Filoche c'est un social-traitre et gnagnagna.... ». Militants qui parfois n'ont pas mal au cul à partager des publications autrement plus craignos venant de Chouard ou l'UPR, « parce que c'est important de débattre et gnangnangnan...»

Ainsi, pour revenir au livre, ce qui nous a plu, c'est justement son regard sur l'extrême-gauche. Lui se veut pragmatique, travaillant pour des « luttes de masses », un « front unique », une unité des syndicats de salariés. Autant dire que les aventures du type service d'ordre buriné antifasciste ou les débats pour savoir qui a la plus pure le fatigue rapidement. Ça nous parle.

"conservatisme d'organisation" 

Voici quelques bonnes feuilles qui entrent en échos avec la raison d'être de ce blog. Ainsi le conservatisme d'organisation qui entravent énormément de démarches unitaires :

« Il existe, dans tout petit groupe, petit courant, petit parti, même « révolutionnaire », un conservatisme d'organisation. « On » a crée quelque chose, « on » a souffert pour un sigle, des locaux, une image, pour rassembler des militants qui se connaissent, s'entendent, « on »ne veut naturellement pas sacrifier tout cela. Ce conservatisme est très important à comprendre, car il existe encore plus dans le mouvement ouvrier que dans les partis émanant de la classe dirigeante. Pourquoi ? Parce que les travailleurs sont dominés justement, donc ils s'arc-boutent, s'accrochent à « leurs » institutions plus fortement encore que les bourgeois aux leurs. »[p 302-303]

Et en matière de conservatisme, Filoche assiste au congrès de Lutte Ouvrière en 1987. « Je sortis de là, assommé. Estomaqué par la discipline et le sérieux militant, stupéfait par le degré de centralisme et, il faut bien le dire, de sectarisme de la direction réelle... LO obtint plus de 5% des voix en 1995 et 1998, trente ans après mai 68. Personne ne lit donc le programme réel de Lutte Ouvrière en matière de démocratie, en matière de suffrage universel, en matière de gestion de l'économie ? Puritanisme, ascétisme excessif, sélection terrible des militants sur la base des tâches effectuées, ouvriérisme prononcé, coupure profonde avec les rythmes des mouvements sociaux, avec la vie syndicale ou associative démocratique, propagandisme exacerbé... Nos camarades de Lutte Ouvrière avaient eu un seul coup de génie : présenter Arlette Laguiller - « Je suis une femme, une travailleuse, une révolutionnaire » -, avec un slogan simple et clair, aux élections présidentielles. Ils avaient aussi l'avantage, mais de façon étroite et excessive d'avoir les yeux braqués sur les « ouvriers ».[p413]

Mais à la LCR non plus, ce n'est pas la fête du slip tous les jours. Filoche et Krivine ne peuvent pas se blairer*. La majo mène la vie dure à la tendance « unitaire » de Filoche. Celui-ci, auquel Henri Weber avait dit : « Tu es irrésistiblement minoritaire, on dirait que c'est une vocation structurelle chez toi » [p.339], ce minoritaire donc, donne des conseils pour éviter des conflits irrémédiables entre tendances lors du Ve congrès de la LCR en 1981, et ça nous rappelle furieusement des situations bien moins anciennes dans des milieux similaires :

« La direction de la LCR était tellement fermée sur elle-même et soucieuse de ne laisser aucune place à notre minorité qu'elle refusa les sept petits amendements sur la situation française en expliquant... qu'elle y était favorable, mais que, la minorité ne les déposant que pour « se compter », elle les refusait expressément. Dialogue de sourds. Chacun sait, technique de débat oblige, qu'une majorité qui intègre des amendements supprime des polémiques inutiles, surtout si elle se déclare en accord avec, et qu'une majorité qui les refuse sans raison crée un climat interne épouvantable en désignant du doigt les minoritaires, en les mettant au ban de l'organisation, en les méprisant. » [p382]

"gauchisme juvénile"

Filoche – c'est sa version des faits – se lasse de ce gauchisme juvénile (c'est ça qu'on appelle un pléonasme?). Ainsi par exemple, la fameuse attaque du meeting d'Ordre Nouveau du 21 juin 1973 par la Ligue Communiste a contribué à la légende de cette organisation. Voir flics et fascistes défaits ''militairement'' n'est pas pour nous déplaire, certes. L’événement a attiré de nombreux nouveaux militants, séduits par cet aspect aventurier. La Ligue a été quelques temps la « star » des groupes d'extrême-gauche. Mais au delà de çà ? Quel bilan en terme de construction d'un parti tourné vers les masses ? Quel impact dans les débats de la société française ? Pas grand chose...

Filoche – toujours selon lui – se lasse des blocages de la direction de la LCR, de ses errements (un coup on drague LO, un coup on veut se marier avec le PSU, on se présente aux élections puis on ne s'y présente plus...) et c'est le drame : sa tendance part au PS. Avant de partir, il écrira ce beau texte qui résonne favorablement à nos oreilles d'anarcho-droitiers :

« Janvier 74... il a été question de détruire le mausolée de Lénine à Moscou. Hélas, ce n'est pas encore fait, ils n'ont pas encore osé.Quel dommage ! La notion même de mausolée, cet embaumement artificiel transformant le révolutionnaire en icône, était en soi un crime contre les idées de Lénine. Celui-ci pressentait ce triste sort lorsqu'il racontait, à propos du destin de Marx, qu'après leur mort on tente de convertir les chefs révolutionnaires en momies inoffensives. Lénine était aussi hostile au changement de nom des villes. Sa femme, Kroupskaïa, protesta contre ''toutes les formes de révérence externe'', cérémonies, baptêmes et monuments- et affirma dans La Pravda que la seule façon d'honorer sa mémoire était de construire « des crèches, des jardins d'enfants, des maisons, des écoles, des bibliothèques, des centres médicaux, des hôpitaux, des hospices » et de mettre ses principes en pratique. Dans Ma vie, Léon Trotski parle de « mausolée indigne de la conscience révolutionnaire et offensant pour elle » : « On cessa de considérer Lénine comme un dirigeant révolutionnaire pour ne plus voir en lui que le chef d'une hiérarchie ecclésiastique » [p435-436].

Gérard Filoche a beau avoir passé vingt ans au PS pour finalement se faire jeter de manière assez dégueulasse, on ne peut pas lui reprocher d'avoir renié ses idées pour une place, comme d'autres. Infatigablement, il répétait ses discours d'une gauche optimiste et radicale au Bureau National du PS, tandis que les autres membres jouaient à Candy Crush. Il reste un anticapitaliste qu'il est bon de lire et écouter.


*Dans sa propre biographie, Ça te passera avec l'âge, Krivine n'évoque Filoche qu'une fois, en un paragraphe lapidaire : « Malgré ses qualités, Gérard Filoche a, par fractionnisme exacerbé, détérioré les débats partout où il est passé. Nos rapports personnels étaient très mauvais... »
 
Filoche, Gérard ; Le social au cœur- mai 68 vivant ; L'Archipel, 2018