lundi 10 novembre 2014

Dystopie anarcho-droitière 1/2

France, autour des années 2030

Nous avions été balayés en une semaine. Des fourmis s'aventurant sur une table de camping par excès de confiance, balayées d'un revers de main par un convive distrait, voilà ce que nous avions été.

Telles étaient mes pensées tandis que la voiture de police quittait la ville pour m'emmener officiellement au CAP numéro 12, les Centres d'Accueil et de Protection, novlangue pour ne pas parler de camps de prisonniers politiques. Les jeunes fonctionnaires du ministère de l'intérieur qui m'escortaient semblaient pressés de finir leur service et la voiture roulait à toute vitesse sur les routes d'une campagne déserte. L'idée me vient un instant que ce CAP n'existait pas et que j'allais bientôt finir dans une fosse, une balle dans la nuque. Curieusement cela ne me procura aucune émotion et mes pensées revinrent sur ces six derniers mois.

Le coup d’État constitutionnel nous avait pris de court. Nous savions que quelque chose allait se produire mais nous étions persuadés de disposer encore de deux ou trois ans. Le vieux président Manuel Juppé avait annoncé la dissolution du gouvernement alors que nous étions en plein congrès. Face aux contestations en tout genre, il avait franchi le rubicond et appelé comme première ministre la présidente du NPO, le Nouveau Parti de l'Ordre. Celle qu'on appelait « la Maréchal » était jusqu'alors cantonnée au Ministère de la Culture, poste inoffensif nous avait-on assuré...pourtant elle en avait fait du dégât ! Elle était aidé en cela par les conseils de sa tante. Officiellement retirée de la vie politique dans sa résidence de St Cloud, « la Matriarche » gardait une influence bien au-delà de son parti.

Nous avions aussitôt suspendu nos travaux. Quel dommage ! Notre motion était en passe d'avoir la majorité au sein de notre rassemblement, le Deuxième Front Populaire. L'unité de la gauche n'aurait été alors qu'une question de semaines et les choses se seraient passées autrement, qui sait ?

Nous étions pris de court, mais pas totalement désarmés, du moins c'est ce que nous pensions. Conformément aux simulations établies par les coordinations antifascistes, les centrales syndicales appelèrent à la grève et les organisations politiques lancèrent des appels aux rassemblements. La réponse du gouvernement et des milices du NPO fut violente mais là encore nous pensions être prêt à encaisser le choc. Cela faisait des années que nous avions constitué nos propres groupes d'autodéfenses, malheureusement ceux-ci étaient depuis longtemps infiltrés par des groupes d'extrême-droite et autres soraliens. Dès le premier jour de confrontation, ceux-ci se retournèrent contre nous. Le reste de la semaine ne fut qu'une grande partie de course-poursuite contre les opposants au nouveau pouvoir.

Tandis que les paysages de basse-montagne défilaient sous mes yeux, il me revint le souvenir d'une scène d'un vieux film du début des années 2000. Ce film s'appelait Agora et l'histoire se passait à Alexandrie au moment où l'empire romain allait se convertir au christianisme. Au début du film, les aristocrates de la ville sont encore polythéistes. Ce sont des philosophes et des libres penseurs et ils méprisent les éléments de la plèbe qui se convertissent à cette nouvelle religion qu'ils jugent absurde et malsaine. Après une ultime provocation des fanatiques chrétiens, les aristocrates décident d'en finir. Ils s'arment et arment leurs domestiques pour corriger les perturbateurs, persuadés que quelques coups de glaive réussiront là où les discours rationnels ont échoué. Une fois l'effet de surprise passé, les chrétiens se ressaisissent et les patriciens se retrouvent tétanisés par l'ampleur jusqu'alors inconnue prise par la religion chrétienne. Ce sont des milliers de convertis qui surgissent de la ville pour prêter main forte à leurs frères et les païens sont obligés de s'enfuir dans la panique.

C'est ce qui nous était arrivé. Aveuglés par la logique implacable de nos discours et la pureté de nos intentions émancipatrices, nous n'avions pas vu la transformation de la société. Le retour à la réalité fut on ne peut plus douloureux. Sans le moindre frémissement de la population, la Maréchal décréta l'état d'urgence et déclara hors-la-loi tous les opposants, accusés de « sabotage politique et économique ». Elle enclencha un processus constituant et proclama la 6ème République...mais ce n'était pas celle que l'on attendait, évidement.

Maigre consolation, ces événements contredirent les déclinistes de tout poil, nous avions désormais le régime le plus autoritaire d'Europe.

90% des cadres politiques et syndicaux furent arrêtés dès la première semaine. Cette efficacité était la preuve que le projet était organisé depuis longtemps au sein du ministère de l'intérieur. Pour ma part, je réussis à rester en cavale pendant six mois, ce qui constituait un record d'après les policiers qui m'avaient interrogé. J'avais d'abord tenté de passer à l'étranger mais devant l'impossibilité de traverser les frontières je m'étais caché dans une maison de famille. J'avais passé six mois sans sortir, à relire des livres et manger des boites de conserves. Sans parler à personne, la dépression et la schizophrénie me gagnaient. J'avais craqué il y a trois jours.

Je m'étais fabriqué un drapeau rouge et j'étais sorti dans les rues attendant que la police m'arrête. C'était un baroud d'honneur puéril, je n'avait pas défilé avec un drapeau rouge depuis mes années de fac. Paradoxalement, c'est la police qui me sauva la vie, car je manquais de me faire lyncher par les honnêtes citoyens soucieux de montrer du zèle devant les nouveaux maîtres du pays.

La voiture s'arrêta devant le portail d'une immense zone grillagée. Le CAP n'était pas une légende. L'endroit me disait même quelque chose sans que je puisse l'identifier. Je fus conduit dans les bureaux de l'administration. On m'inscrivit dans le registre du centre. On me donna des draps, des couvertures et des affaires de toilette puis on m'indiqua les coordonnées du baraquement qui serait désormais le mien. A ma grande surprise, aucun gardien ne m'accompagna. Je fus laissé seul à l'entrée du camp, libre à moi de trouver le chemin jusqu'à mon toit.

Le camp semblait immense. Tout en le traversant, une boule se nouait dans ma gorge. Je pensais au dernier livre que j'avais lu durant ma planque. Il s'agissait de Treblinka de Jean-François Steiner. Ce livre retrace les actes de résistance des détenus du camp de concentration de Treblinka qui conduisit à son soulèvement le 2 août 1943. Je m'étais arrêté au chapitre évoquant le premier acte élémentaire de résistance, celui de secourir les détenus désespérés tentant de se pendre.

A ce stade de mes pensées, je me demandais s'il existait dans ce ''centre'' des détenus encore assez combatifs pour me retenir lorsque je monterai dans quelques instants sur un tabouret avec une corde autour du cou.

Soudain, quelqu'un me tapa sur l'épaule.

À suivre...


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